Éphraïm Grenadou est une célèbre figure
du monde rural connue bien au delà du bourg de Saint-Loup (Eure-et-Loir),
situé entre Illiers-Combray et Voves où il vit le jour le 25 septembre 1897
au foyer d'une modeste famille de cultivateurs.
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Son père cultivait 25 hectares de terre
en 50 champs : les plus petits faisaient 10 ares. Il mettait 8 hectares en
blé, 8 en avoine, 8 en fourrages et
betteraves, et conservait un petit lopin d'orge pour les cochons. Il élevait
six ou sept vaches et trois chevaux. La famille
faisait son pain avec du blé et du
seigle et le cuisait tous les huit jours ; le boucher ne s'arrêtait qu'au
château, au presbytère et à l'école.
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A dix ans, le petit Éphraïm gardait un
troupeau d'une centaine d'oies à la maison et dans les champs alentour. A
quatorze ans, il devint charretier chez son
père, et n'eut qu'une idée : « Faut
que j'arrive et puis c'est tout ! ».
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Mais bientôt survint la guerre: le
garçon s'engagea volontaire le jour de
ses dix-huit ans. Il vécut l'enfer des tranchées, -
« les chemises nous ont pourri sur le dos »-, racontait-t-il, et avec
son régiment, le 26ème d'artillerie, il fut de tous les coups durs : Verdun,
le Chemin des Dames, les Flandres, la Picardie... Il
eut la chance de revenir entier au terme de ce drame insensé qu'il évoquait
avec ses mots : « J'aimais pas trop les premières lignes : plus c'est
près, plus c'est mauvais. Il y avait ceux qui voulaient gagner la croix de
guerre et qui gagnaient la croix de bois. Pour passer brigadier, pour une
médaille, ils se faisaient tuer. Moi tu sais, leurs croix de guerre, ils
pouvaient bien se les foutre quelque part ».
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Aussitôt démobilisé, il emmena Alice, sa promise,
chez le bijoutier à Chartres et s'installa au village. De 1919 au début des
années 70, Grenadou connaîtra tous les changements: la crise économique, la
mécanisation de l'agriculture et le bouleversement des campagnes. Beaucoup
d'hommes devront quitter le pays, quelques uns regrouperont les terres:
Grenadou sera de ceux-là.

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En 1928, il était à la tête de 75
hectares acquis et loués par son père et par lui, peu à peu. Il modifia son
système de culture, supprima la jachère,
acheta un troupeau de moutons. En 1930, il fut élu conseiller municipal ; il
acheta d'occasion pour 6000 francs une batteuse à moteur ; la même année, il
eut sa première automobile, et fut encore, un peu plus tard, le premier de sa
commune à investir dans un tracteur.
Toujours en prenant le vent du progrès,
il dirigea son exploitation avec une volonté de fer associée à un solide bon
sens campagnard qui lui assurèrent la réussite. Il monta une coopérative,
adopta la stabulation libre, éleva des veaux, commença à semer du maïs qui
deviendra sa plus grosse culture. Sur la fin, il garda deux vaches, parce
qu'il ne voulait pas « être cultivateur et aller au lait chez le voisin ».
Parti de quelques arpents, nous l'avons dit, il agrandit son
patrimoine jusqu'à 170 hectares de maïs,
blé, orge, colza et lin, se dota de six tracteurs, d'une
moissonneuse-batteuse, une des premières du pays... Toute sa vie, il se
montra précurseur dans l'utilisation de la mécanique agricole et fervent
défenseur d'une certaine qualité de vie.
« Je vois le blé où j'ai semé. Je le
vois lever, je le vois pousser, je vois ce qui lui manque, s'il a faim, s'il
faut
que je le traite, que je le nettoie.
L'histoire d'être cultivateur, c'est d'observer. Toutes ces plantes là, c'est
comme des animaux, ou même des enfants. Je les regarde grandir et si elles
profitent mal, je fais ce que je peux. Ce qui m'intéresse dans la moisson,
c'est de la voir pousser belle ».
Durant la Seconde Guerre
Mondiale, Éphraïm Grenadou ne fut pas mobilisé. Il vécut l'exode de 40, une
brève fuite, car il se ravisa rapidement et ramena sa famille à Saint-Loup.
En 1943, un avion survola Meslay-le-Grenet et largua une douzaine de
parachutes. Une poignée de résistants dont le maire de la commune, Alcide
Manceau, recueillit la précieuse cargaison tandis que le commis de Grenadou
l'enterrait dans un champ. Quelques mois plus tard, Éphraïm se retrouvait
distributeur d'armes et de munitions aux résistants qui venaient toquer à sa
porte. Les conteneurs étaient cachés dans le jardin et la bergerie ! Un soir,
un couple étrange vint prendre livraison du reliquat des armes parachutées:
Sinclair, de son vrai nom Maurice Clavel et Sylvia Montfort !
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Pour son appartenance aux réseaux FFI,
Grenadou reçut en 1990, la médaille d'or de la Résistance en
récompense des services rendus en 1943-44.
Un jour d'hiver de 1959, l'écrivain
parisien Alain Prévost (1930-1971) acheta le presbytère du village de
Saint-Loup ; les deux hommes se lièrent aussitôt
d'amitié et de leurs entretiens (60
heures d'enregistrement et 1200 pages
dactylographiées) naquit un livre de 250 pages plein de vie et de talent,
publié au Seuil en 1966 : « Grenadou, paysan français ». Le succès fut
phénoménal : l'ouvrage devint un best-seller et Grenadou...un héros malgré
lui ! Celui-ci, en puisant dans sa mémoire, racontait sa vie de paysan
ordinaire sans chercher à enjoliver l'histoire, parlant à merveille des
scènes de battage au fléau, du « bourri » de sa mère, des chevaux
qu'on attachait par la queue en revenant de la foire, bref, de son existence
de campagnard, dur au travail mais attaché viscéralement à sa terre.
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Un livre plein d'humour, de discrétion
aussi, et d'intelligence vraie.
La notoriété ne lui était pas montée à
la tête ; elle lui avait valu pourtant d'être filmé par la télévision
française le jour de ses noces d'or en 1970, par la
télévision canadienne en 1972 etc... Tel
une icône, il symbolisait aux yeux du grand public, la vie des ruraux
confrontés à un monde en complet
bouleversement.
Quand Grenadou était militaire, on
l'avait nommé deuxième pourvoyeur d'artillerie ; deuxième pourvoyeur, disait
le manuel : « emploi réservé aux hommes peu intelligents ». Comme
quoi, la « Grande Muette » peut se
tromper !
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Sources :
Christian LÉGER, adh. 81 du cercle de
généalogie du Perche Gouet
Tiré du Souaton 116
http://www.perche-gouet.net/
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- Éphraïm Grenadou et Alain Prévost : « Grenadou,
paysan français », Éditions du Seuil, 1966, 250 pages
(nombreuses rééditions).
- Écho Républicain, 27/10/1993: notice
nécrologique par Guillaume de Morant.
- Écho Républicain, 04/07/2010: « Éphraïm
Grenadou, les mémoires du XXè siècle
» par Gérald Massé.
- Françoise
Cribier : « Grenadou, paysan beauceron » in « Annales de géographie »,
1968, N° 421, pp 342-344.
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